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Transmutation à l'opéra de l'oratorio de Jean-Sébastien Bach



Musique et verbe

Dans les mythes de la naissance du monde, les premières manifestations divines sont sonores. Parfois, le monde naît dans un instrument de musique ; il est souvent difficile de vérifier si l’instrument est un attribut du dieu ou le dieu lui-même. Dans ce monde acoustique tout objet concret est symbole, les dieux sont ce qu’ils font, le sujet et l’attribut ne font qu’un. Selon les cosmogonies hindoues, védiques, persanes, et un peu partout ailleurs, la parole échappa aux dieux qui se querellaient pour sa possession. Elle se réfugia dans les eaux, les arbres (les cithares, les tambours). Du chant à la parole, du corps céleste à l’homme terrestre, la fonction de la voix est essentielle, constitutive de notre humanité. « Au commencement était la Parole [plus précisément, le Verbe], et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu. Elle était au commencement avec Dieu. Toutes choses ont été faites par elle, et rien de ce qui a été fait n’a été fait sans elle. En elle était la vie, et la vie était la lumière des hommes. » (Jean 1-1). Résidu de notre corps céleste (sonore) après la redistribution acoustique sur toute matière par le démiurge, la musique console les hommes de n’être pas immortels (n° 60 : « Bin ich vom Sterben frei gemacht? Kann ich durch deine Pein und Sterben das Himmelreich ererben? Suis-je libéré de la mort ? Puis-je par ton supplice et ta mort hériter du royaume des cieux ? »).

 


Formes musicales

Bach a fait pénétrer dans la musique sacrée l’art de la description, jusque là caractéristique de la musique profane. Au plus près du texte littéraire, il associe chaque symbole musical à la nature des choses. Le serpent de la faute sinue : la ligne mélodique zigzague en tous sens, Jésus monte aux cieux : les notes montent dans l’aigu, Adam tombe des cieux : les graves chutent en septièmes diminuées. La majesté divine est exprimée par l’intervalle juste de la quinte. À travers l’ensemble de son œuvre correspondent aux émotions et sentiments des phrases et des formes musicales (la gamme chromatique descendante peint la douleur vive ; une descente aux valeurs syncopées et à contre temps peint la douleur oppressante). Parmi les nombreuses et hétéroclites formes musicales de l’Europe baroque, Bach a puisé sa matière d’écriture et proposé de nouvelles voies. Ses fugues illustrent merveilleusement son inventivité, jamais prisonnière de lois, de cadres scolastiques et d'automatismes 1. Dans la Passion de Jean, si la forme sonate en trois parties devient sous sa plume ABCD – E – DCBA, c’est pour évoquer avec insistance la Sainte Trinité. Trinité qui préside aux structures tonales avec les incessants allers-retours entre la tonique, la dominante et la sous-dominante. Trinité que l’on retrouve dans la rythmique où le ternaire annonce le Christ, l’Esprit-Saint. Bach jouait avec les nombres et leur correspondance alphabétique 2 pour écrire thèmes et constructions musicales : la double triade 6 = 2 x 3 représentait pour lui la structure parfaite. Ses suites et partitas, ses œuvres concertantes sont groupées par six 3.

 


Oratorio

Dès le 10e siècle, la Passion du Christ est mise en musique dans toute l'Europe. Les représentations attisent la ferveur populaire lors de la Semaine Sainte. Sans costume ni décor, les personnages sont incarnés par le prêtre (le Christ), le diacre (l’évangéliste), le sous-diacre (la turba, la foule). Alors que la polyphonie se développe, la réforme luthérienne (16e siècle) introduit dans la plupart des pays germaniques la langue allemande dans les Passions 4. Elles vont peu à peu intégrer des chorals en introduction, en intermèdes et en conclusion, puis des arias. La forme oratorio (de l’ordre religieux italien des Oratoriens 5) contourne l’interdiction faite aux compositeurs d’opéra de tirer l’argument de leurs œuvres d’un sujet sacré, avec toutefois des digressions, des passerelles d’un texte à l’autre, et l’introduction de textes poétiques. De cette façon, les compositeurs abordaient les sujets religieux avec le matériau musical et dramatique de la forme moderne qu’était alors l’opéra. Sacrée ou non, la musique est construite avec des techniques qui se renouvellent d’une forme à l’autre ; Bach a largement puisé dans ses œuvres religieuses – et vice-versa – pour ses compositions dites “profanes”, arias chœurs et chorals permutant au fil des partitions.

 


Passion

Auteur des oratorios de l’Ascension (cantate n° 11 avec présence du récitant), de Noël (compilation de chœurs et arias repris d’autres œuvres), de Pâques (avec dialogues rimés), Bach met en scène l’épisode de la mort du Christ dans ses Passions connues : St-Matthieu et St-Jean (la St-Marc et la St-Luc sont contestées comme étant entièrement de lui). Goethe perçoit en Bach l’harmonie préexistante à la Création, son œuvre lui évoquant l'esprit de Dieu planant sur les eaux primitives. Quoi qu’il en soit, l’écriture de Bach sert le texte biblique. Il privilégie l’interprétation du mot dans les récitatifs (ex. adagio à la fin du récitatif n° 18 « und weinete bitterlich et il pleura amèrement »), et des sentiments dans les arias et parties de chœurs. Les arias commentent ou illustrent le texte, les chorals le reprennent. Soixante-huit numéros dont deux ariosos, sept arias, un chœur et un orchestre unique ; des solistes moins nombreux que dans la St-Matthieu : l’évangéliste, Jésus, Pierre, Pilate, le quatuor vocal, ainsi que les petits rôles de la servante, du serviteur, du garde interprétés par des choristes. Le chœur a un rôle essentiel : la turba, de l'arrestation à la mort du Christ, est omniprésente ; il est également l'assemblée des fidèles qui affirme la foi du peuple chrétien dans onze chorals et deux grands chœurs.


 

St-Jean

Très souvent interprétée mais peu mise en scène, La Passion selon St-Jean (création en 1724) est une œuvre qui se situe à l’apogée artistique de l’antique alliance de la religion et de la musique, de la foi et de la voix, point d’orgue de la période baroque et déjà dans l’époque classique 6. Les terres germaniques, après la Guerre de Trente Ans (plus d’un tiers de la population décimée), sont alors éclatées en quelques trois-cent cinquante subdivisions territoriales. Bible en main, les pourfendeurs de mauvais croyants n’ont guère épargné les Huguenots, lesquels ne furent pas en reste 7. La Saxe, où se déroule la vie de Bach, est imprégnée de religion. De confession luthérienne (bien qu’ayant vécu de fécondes et heureuses années à Cöthen – calviniste), le musicien met son art au service d’une foi et d’une pratique religieuse qu’il magnifie par sa maîtrise technique, son invention sonore, sa créativité poétique. Il a ajouté avec Picander ses textes dans certains arias et chorals et s’est inspiré de celui de Brockes 8.

Bach l’architecte a construit ses Passions comme des cathédrales, synthétisant les connaissances littéraires et musicales de son temps : évangile, liturgie, chant grégorien, développement des techniques contrapuntiques, 9 polyphonie, récitatif, aria, musique instrumentale, le tout dans une quintessence de la conscience harmonique. Il a assigné une place à chaque élément dans l’unité de l’œuvre.

Près de trois cents ans plus tard, nous entreprenons une lecture respectueuse de cette unité, affranchie du décorum de l’église : la matière de l’opéra est là, nous habillons les personnages, nous installons le décor, nous éclairons la cathédrale dans notre siècle.




1 Bach l’homme libre, le pédagogue soucieux de l’expression la plus expressive et la plus belle, est devenu malgré lui gardien du dogme de la composition classique. Le même sort échoua à un autre géant allemand : Marx, avec les résultats que l’on sait.

2 Par ex., il aimait se symboliser par le nombre 14, résultat de l’addition des lettres de son nom.

3 Parmi les innombrables hommages au Cantor, les 6 fugues de Schumann sur B-A-C-H.

4 De nombreuses traductions allemandes ont précédé celle de Luther.

5 Sur les bancs desquels Montesquieu a usé ses culottes.

6 La Passion selon St-Matthieu (création en 1729), plus connue, plus longue et dotée d’un orchestre plus fourni, est une œuvre plus méditative ; sans les élans de la St-Jean, elle se prête moins au jeu dramatique.

7 « Déjà la hache est prête à attaquer la racine des arbres ; tout arbre donc qui ne produit pas de bon fruit va être coupé et jeté au feu » Matthieu 3-10

Moins d’un siècle après les thèses de Luther condamnées par la Sorbonne (1521), Uriel da Costa s’appuie sur l’Ancien Testament (la Bible hébraïque, Tanakh, est traditionnellement divisée en trois parties : Torah la Loi, Nebiim les Prophètes, Ketoubim les Écrits) pour nier l’immortalité de l’âme. Chassé de la synagogue comme les Juifs le furent d’Espagne, il fut persécuté par toute la communauté religieuse hollandaise, “libérale” et réformée.

8 Picander (Christian Friedrich Henrici), poète collaborateur de Bach sur ses œuvres liturgiques.

Barthold Heinrich Brockes, conseiller municipal à Hambourg, écrivit la plus célèbre version poétique de la Passion du Christ. Parue en 1712 sous le titre Der für die Sünde der Welt gemartete und sterbende Jesus (Jésus martyrisé et mourant pour le péché du monde), cette Passion fut mise en musique entre autres par Reinhard Keiser en 1712, par Haendel et Telemann en 1716, par Mattheson en 1718.

9 Andreas Werckmeister, organiste allemand, publie en 1691 un traité « mathématique pour produire une tonalité bien tempérée sur le clavier ». La nouvelle gamme tempérée impulsait un essor prodigieux à l’écriture musicale.